Emmanuel Daydé about Slavko Kopac

Pâtre illuminé suivant son étoile mystérieuse, Slavko Kopac, l’ami des choses et des humbles, recherche l’innommé. L’enfer du premier n’a pas sa place dans le paradis du second.

Alors pourquoi cette tentative de rapprochement ? Essentiellement pour sortir Kopac des deux grandes rencontres de sa vie, Dubuffet et l’Art Brut, qui l’éblouirent sans aucunement l’intimider.

Certes, Slavko Kopac et Jean Dubuffet se sont portés chaude affection jusqu’à leurs morts. Nommé conservateur des collections de l’Art Brut par Dubuffet dès leur rencontre,

Kopac, pendant 27 ans, de 1948 à 1975, a administré, organisé et embelli une stupéfiante série d’œuvres inédites, arrachées à la folie, à la mort et au néant. Ce que Kopac résumait par ses mots pudiques : “Il était Dieu et j’étais saint Pierre.”

La sainteté, on le sait, ne porte guère à l’extraversion. Kopac était doux et discret. Mais Dubuffet avait reconnu dans les créations de son ami un talent comparable au sien. Une chose est sûre néanmoins : réfugié en Toscane après la guerre, seul, isolé, coupé du monde, Kopac, avec de petites gouaches et aquarelles, réinventent (sic) la peinture. Au contact même des plus hauts chefs- d’œuvre de la Renaissance italienne, le petit croate, avec toute l’inconscience de sa jeunesse, leur tourne farouchement le dos, pour pénétrer sur des terres vierges et inexplorées. Cette révélation ne lui vient pas tout de suite des exclus et des marginaux, ni d’Aloïse, ni de Wölfli, comme on pouvait s’y attendre, mais des enfants.

Verts pâturages, 1946/47

“J’ai commencé ma carrière comme professeur de dessin pour enfants, aimait-il à raconter. Mais au bout d’un an et demi, j’ai été viré parce que je n’arrivais pas à m’entendre avec ma collègue. Si vous êtes un vrai professeur, me criait-elle, comment pouvez-vous admettre que les enfants dessinent deux pieds à une table et un corps sans bras ? Mais moi, justement, ce que j’aimais dans leurs dessins, c’était tout ce qu’ils ne faisaient pas comme nous. J’étais comme un homme qui devait parler à Dieu et qui n’y croyait pas : le vrai professeur, c’était eux, et l’élève, c’était moi.” C’est donc à l’école des plus petits que Kopac est devenu grand.

Cette initiale liberté enfantine se retrouve dans l’extraordinaire été indien de la fin de sa vie. Comme si, Kopac s’était soudain laissé fleurir tout à fait. Osant tout : les grands formats, ces séries de nus totémiques soutenant la charpente du ciel, ou les couleurs les plus débridées, surgissant de la gangue terreuse des années de plomb. Ne se refusant rien: le collage seul, à l’image du dernier Matisse, sans aucune aide du pinceau, avec des subtilités de tons et de profondeurs qui laissent pantois. Il serait toutefois injuste de limiter une vie à son point ultime. Kopac ne change pas de style, a-t-on parfois prétendu à tort, il change de support. S’il est effectivement possible de déduire son petit monde de ses premiers travaux italiens, toute tentative d’encerclement d’une œuvre foncièrement immatérielle et fluide est vouée à l’échec. Car l’univers de Kopac a les caprices, les balbutiements et les éblouissements d’un rêve ininterrompu.

Les hommes chez lui sont sages et barbus, les femmes plantureuses et épanouies, felliniennes. Augustes bergers et Vénus paysannes se croisent d’ailleurs rarement dans sa peinture. Sinon parfois du regard, arrêtés comme en chiens de faïence, le cheveu hérissé, l’air intrigué, se soufflant leur commune stupéfaction au visage, à quelques centimètres seulement l’un de l’autre. Mais la plupart du temps, Kopac ne figure ni des hommes, ni des femmes, plutôt des angelots aux cheveux bouclés et à la lèvre gourmande. A l’image sans doute de tous ces anges baroques qui ont jailli comme de beaux diables sur les autels des églises de Croatie, au XVIIe et au XVIIIe siècle – et qui ont tant surpris le photographe japonais Keiichi Tahara lorsqu’il les a découverts, au début de la guerre, à Sainte-Marie-des-Neiges à Bélec, au couvent franciscain de Varazdin ou à l’église paulinienne Saint-Jérôme de Strigova… Pas de ces anges aristocratiques, maniérés et bien élevés comme on se les imagine à la cour de Vienne ou dans les chapelles privées de Venise. Non, des anges rustiques, aux grands yeux dévoreurs qui ne veulent pas en perdre une miette, et aux joues toutes rouges et rebondies à cause du froid. Des anges bouffis de santé, qui répriment une sacré bon dieu envie de rire.

Harpiste, 1945/46

C’est dans cette rusticité élégante et populaire qu’il faut rechercher l’enracinement de l’art de Kopac, aussi croate peut-être que Brancusi pouvait être roumain. Et sans doute aussi dans ce goût pour les incantations à la flûte, autre instrument de la légèreté, dont il était si friand qu’il en conservait pieusement plusieurs variétés en bois dans son atelier, toutes joliment décorées de motifs paysans croates. Homère flûtiste à la barbe verte, Kopac est une sorte de réincarnation du joueur de flûte de Hamelin, capable d’emmener dans son rêve tout ce qui marche et respire. Avec sa barbichette blanche toujours impeccablement taillée et ses yeux rieurs, il avait d’ailleurs tout du lutin élégant, du grand homme pour les petites choses.

Sa manière de sorcier et de sourcier relève plus encore de la magie que de l’alchimie. Avec lui, tout ce qui ne brille pas, c’est de l’or. L’art de Kopac bat la campagne avec les déchets de la ville. Je leur donne une seconde chance, disait-il. Ramenant de ses prospections hameliniennes des fleurs en caoutchouc, des arbres en papier ou encore ce grand plateau à fromage à la bonne odeur de brie qui finit en baiser d’amoureux passionnés. Et il faudrait bien évidemment citer tous ces loups-garous et autres tortues à base de pneus déchirés, cette incroyable ménagerie d’asphalte et de goudron engendrée au début des années 60, qui rend terriblement vaines et anémiées toutes les recherches contemporaines de l’abstraction lyrique…

Mais, ce recycleur démiurge n’érige nullement ce recours à la matière en un nouveau discours de la méthode. Il n’entre nul activisme contre-culturel, ni aucun travestissement de la beauté admise dans ce parti pris des choses. Kopac n’impose pas, il dispose. La beauté est à saisir, pas à trafiquer. Il ne s’agit là que d’envies poétiques. L’artiste était d’ailleurs souvent le premier à être surpris et ému par ses trouvailles. Son art ne cherche ni à détruire ni à séduire, mais à faire plaisir. Même s’il s’avère aussi emprunter de gravité lente, de noblesse fragile, de regards perdus et de bonheur éphémère… Quand il vous donnait à lire un poème dont il feignait d’ignorer l’auteur, le pétillant Slavko attendait avec une mine gourmande votre réaction. Et si elle était positive, il vous assénait un “c’est de moi!” ravi, un peu comme Prévert qui, après avoir lu tout haut les répliques de ses dialogues, s’écriait : “fameux, hein!” Slavko Kopac avait gardé une capacité d’étonnement qui tenait autant de l’amour fou que de l’amour des fous. Son art était illumination, surgissement, métamorphose. Qui n’ignorait ni la poésie en forme de comptine épicée de surréalisme, ni la sculpture à la légèreté de papier mâché ou à la splendeur du béton brut. Avec cet infatigable conteur baroque, le soleil ne se couchait jamais, prétendait-il, au pays des éléphants. Il est grand temps qu’il se lève sur le nôtre.

“Nous avons failli si nous avons diverti. Nous pouvons mourir si nous n’avons fait qu’aimer assurait Pessoa. Kopac, à l’évidence, n’a pas failli.”

Chasse aux papillons, 1973