Jean-Jacques Lévêque about Slavko Kopac

Faite de surprises, de trouvailles, d’errance aussi, parmi les déchets qu’elle réhabilite, l’œuvre de Kopac n’appartient à aucune des grandes familles de l’art actuel, ne procède d’aucune tendance. Appartiendrait-elle à l’histoire qu’elle serait un îlot solitaire, un jardin fabuleux où il se passe de bien étranges choses. Mais nullement répertoriées par les huissiers de l’art. Dans ses domaines secrets on célèbre les vertus lascives, mais redoutables de la femme. Elle a autant de noms que l’année a de jours. Voici que défilent et font la ronde : Marie, Judith, Madeleine, Catherine, Aimée, Lola, Mimi, Lucie, Céline, Irmine, Thérèse, Ida, Sophie, Justine, Lydie, Sylvie, Sybile, Edith. Et il nous est précisé que Maya est dénudée, Sarah voilée et Maria violée. C’est écrit quelque part, par Kopac lui-même en ce très précieux recueil de pensées en forme de calembours, de mots déclinés et arrachés à un dictionnaire qui les a préalablement rangés comme des fruits dans un panier, et que Pierre Chave a amoureusement édité. Voici poindre l’humour qui présidera à toute l’œuvre.

C’est en feuilletant “Mes très riches heures” que l’on découvre le balisage de son jardin fermé et de sa boîte à secrets.

1986, 107,5 x 81cm; mixed media (collage, painting, pastels) on panel
La loge, 1986

Kopac est de nulle part même s’il est de Croatie. L’histoire l’a poussé ici et là. Emigrant jamais mieux et aisé que dans le monde qu’il s’est créé. Un monde fait de ces riens que la société abandonne et méprise. Et dont lui fait les bijoux de sa fantaisie.

On aura longuement glosé sur l’usage forcené des matériaux destinés au rebus, l’artiste, depuis Kurt Schwitters, allant à la décharge publique comme il allait à la fin du siècle dernier, sur le motif. A la suite de ces piétons scabreux et illuminés, des foules se sont pressées qui ont classé les matériaux de récupération selon une dialectique qui veut que la modernité, durant un demi-siècle célébré, soit l’ennemi dont on exhibait les pouilleries pour mieux la dénoncer. Rien de tel chez Kopac qui n’a rien à prouver et personne à montrer du doigt.

Il est plutôt du genre solitaire. Courant derrière son étoile. Sans la théâtralité appuyée et ostentatoire des Rois mages chargés de leurs mystérieux présents, mais avec cette modestie de celui qui est proche de la terre et de ses secrets, dans le voisinage du berger.

1962/63, 32,9 x 51,7 cm; gouache and ink
Trois rois, 1962/63

Il est de la race des incoercibles rêveurs. Il pratique la récupération des déchets dans un sentiment de jouissance. Et non selon un principe de donneur de leçon de morale. La preuve est dans ses portraits de femmes qui sont toutes les femmes, et rien que la féminité. Mais sans la complaisance des bordeurs de lits de satin et des fouineurs d’alcôves feutrées. Ses femmes ont cette allure un peu barbare des premières divinités levées d’une matière fruste. D’opulentes poitrines et d’une sensualité qui ne tient pas à la peinture appliquée d’un pinceau lascif, tel Renoir recréant la même femme dans la chair de la couleur. Celle de Kopac est l’aventure d’une matière faite de minuscules récupérations.

Car tout tableau de Kopac est l’histoire de son aventure autant que la finalité d’une représentation. Il est son propre brouillon. On y voit, on y devine (mais la part cachée y domine) les élans, les retours, les bifurcations. Il est fait d’élans, de trouvailles et de bavures. Territoire d’une narquoise et rêveuse errance. Nullement dans le goût de la provocation et celui de la protestation. Kopac n’est pas un révolté. S’il arrive qu’on soit tenté de le comparer à Dubuffet, ne serait-ce que par ce qu’il l’a côtoyé dans le cadre de “l’art brut”, on notera que Dubuffet vomit la réalité et que Kopac l’enlumine avec cette jubilation qui veut que l’innocence côtoie la sagesse. Soit la pudeur du savoir.

Pourtant, ni sa démarche, ni son œuvre, ne relèvent de ce qu’il est convenu d’appeler “l’art brut”. Fait, en principe, par des “non cultures”. Lui vient de l’académie de Zagreb et il fut considéré comme l’un des peintres les plus doués de son époque en Croatie, mandaté par son pays pour le représenter à la Biennale de Venise. Il commence alors une carrière de peintre, ponctuée de 1943 à 1948 par des expositions à Rome, Trieste et Florence où il demeure.

Au-delà d’une conformité à la pratique de l’art traditionnel dans ses sujets et ses matériaux, Kopac révèle déjà des impatiences, une sensualité de la matière qui bientôt ne supporte plus son exclusif usage. Une fenêtre donne sur une nature aux sombres incertitudes, une barque est échue sur la grève. Entre Bonnard et Braque, un nouveau peintre est en train d’éclore.

Il va se délivrer de l’enseignement, des acquis, dans la liquidité épanouie du lavis où la plume court, s’inventant de capricieux itinéraires et contant de bien étranges histoires. C’est un univers sauvage. Plein d’oiseaux aux plumages de fleurs, et de chats pesants comme des sphinx, de bateaux ourlés de vagues et que l’on dirait sortis d’une odyssée qui a des allures d’opéra.

Des rêves d’oiseau, on est passé à l’arche de Noé.

En ces temps florentins Kopac a fait surgir des brumes de l’aquarelle, dont ils sont comme des joyaux festonnés, des animaux de tapisserie, de légendes, des ponts qui ne sont ni celui du château Saint-Ange à Rome, ou de Prague et dédié à Charles, mais participant de l’un et de l’autre, inventés pur une ville rêvée et incertaine, et que l’on dirait mobile tant ses attaches sont légères et d’essence céleste.

la charrue dans le champ, 1947/48

L’art est un jeu autant qu’une recherche. D’où ces buvards arrachés à la corbeille où ils finiraient parmi les enveloppes froissées, et dont il retient l’empreinte furtive des mots, pour inventer une petite galerie de personnages aux silhouettes faussement anodines. Kopac erre toujours dans l’univers des incertitudes, des allusions arquoises, de la simplicité qui n’est que feinte, de la fuite et du vestige. Ce sont ces petits plaisirs des riens qui le mènent d’un matériau à un autre, du collage vers le papier déchiré.

Matériaux de récupération, jeux du hasard. Celui des balafres, des signes perdus, des mots noyés, des empreintes avant qu’elles ne s’effacent dans l’eau porteuse des couleurs qui s’y fondent, de la tache enfin.

On n’en finira jamais avec la fascination qu’elle exerce. Elle impose toujours ses morphologies imprévues, renouvelées par chaque regard. Kopac se laisse porter par son pouvoir, comme l’attire toute forme accidentelle, toute présence incongrue, tout surgissement involontaire, toute rencontre illuminante comme le préconisait le surréalisme.

On imagine assez bien que la création, selon lui, rejoigne alors la pêche. Miraculeuse, et les mains emplies d’étoiles encore engluées dans le magma originel. L’art étant la révélation d’une beauté partout enfouie, et toujours innocent.

De l’innocence on a fait souvent un mauvais usage. L’art naïf y a perdu son crédit et l’art brut est déjà fabriqué. Kopac qui n’est enfant ni de l’un ni de l’autre, échappe à cette perversion des genres qui finissent par obéir à des lois qu’ils   sécrètent par la réduction machinale de leur nature trop fragile pour survivre à la banalisation. Une imitation reconduite qui conduit à la banalisation. 

Kopac ne s’imite pas parce qu’il n’ambitionne pas de perpétuer ses trouvailles. Elles perdraient à ses yeux leur pouvoir d’attraction une fois passée la surprise. Il ira ailleurs. Il va partout.

Et pourtant, il se dégage de l’ensemble de son œuvre une profonde unité. Dire qu’elle est logique c’est souligner qu’elle traduit surtout ses élans et ne s’enlise pas sur une évolution partagée avec d’autres.

La logique de l’histoire atteint la plupart des œuvres qui la suivent. Elles s’y figent. Rien de tel chez Kopac qui ne suit pas les traces d’un prédécesseur, et ne vise pas à se mesurer à un aîné.

Arbre-feuille, 1961

L’idée de progrès en art est à l’origine des préjugés qu’elle instaure à mesure de son évolution. Rejetant dans les marges ceux qui n’obéissent pas à cette dynamique historique, aux concepts qu’elle inspire.

Sa solitude le sauve de toutes les bévues du style qui est une manière de s’habiller toujours chez le même faiseur, et de faire toujours le même habit pour sa pensée. Au risque de figer sa pensée dans un principe.

Le vagabond qu’il peut se vanter d’être l’éloigne des fixations de style, bien que son œuvre s’en ait créé un qui ressemble moins à une volonté qu’à la logique interne qui conduit chaque vie vers ses secrètes destinées.

Du jardinier Kopac tient cette sagesse suprême qui veut que là où le jardinier s’égare, la nature corrige l’écart, et que ce qui nous paraît sans rapport, dispersé, s’inscrit dans une plus large perspective, dans un paysage qui a son harmonie puisqu’il a trouvé son unité.