Philippe Dereux about Slavko Kopac

Jamais autant qu’à notre époque les voies de l’art n’ont été si nombreuses et si originales, souvent jusqu’à la gratuité, voire l’absurdité. Au sein de cette surprenante diversité qui semble épuiser toutes les possibilités d’expressions et qui fait naître, avec la lassitude, le sentiment que tout a été dit et vu, les œuvres de Slavko Kopac réussissent à apparaître inattendues et captivantes. Comment expliquer pareil privilège?

La mère, 1949

Il naît d’une conjonction de causes dont les plus apparentes sont les moins probantes, car un artiste es toujours plus sensible, lorsqu’il crée, aux mystérieuses virtualités qui l’habitent qu’aux événements qui traversent son existence. Dire que Kopac est né en Croatie, qu’il quitta son pays, la Yougoslavie (occupée par les Allemands) où il était professeur de dessin en 1943, pour des raisons politiques, qu’il séjourna cinq ans à Florence puis qu’il vint à Paris en 1948 où il se maria et où il réside toujours, c’est résumer brièvement quelque quarante années de sa vie, ce n’est pas trouver les clés de son art, mais au contraire, sur bien des points, s’éloigner d’elles.

Il est en effet singulier que Kopac, sous les influences conjuguées de sa profession et de son séjour dans le pays de la Renaissance, ne soit pas devenu un passionné admirateur et un sage disciple des techniques classiques. Est-ce par révolte ? Par inquiétude ? Ou plutôt parce qu’il a l’intuition que celles-ci ne peuvent exprimer la sensibilité moderne ? Toujours est-il qu’il les renie résolument, ou mieux ne s’inquiète point d’elles et que, dans ses œuvres, le dessin et la peinture à l’huile, ces deux bastions de ce que nous appellerons “l’esprit beaux-arts” sont bafoués ou oubliés.

Car l’aspect insolite des productions de Kopac résulte en premier lieu du fait qu’elles n’utilisent pas – ou d’une manière exceptionnelle et particulière – le véhicule traditionnel de l’expression artistique : huile, et que le dessin, dans sa représentation du monde humain, animal ou végétal, est volontairement maladroit et ne cherche jamais dans le trait, la grâce et l’harmonie telles qu’on peut les retrouver encore chez des artistes réputés révolutionnaires comme Picasso. A ces égards, Kopac, qui devint à Paris l’ami de Dubuffet, ce grand ravageur des canons établis, cet inventeur d’un “art autre”, se situe nettement en marge des mouvements d’avant-garde et fait preuve de plus de liberté car ceux-ci n’ont jamais, au moins jusqu’à des jours très récents – et voici dix ans que Kopac use du matériau – contesté la primauté de l’huile, cette dernière demeurant jusque chez les abstraits les plus inventifs et les plus absolus, la matière noble par excellence. Pour Kopac, au contraire, il n’existe pas de hiérarchie dans les matériaux de l’art. Ceux-ci sont jugés “dignes” ou “indignes” selon le parti qu’il est possible de tirer d’eux et non pas en fonction d’une règle canonique.

C’est ainsi que Kopac utilise tour à tour – et souvent combinés – la pâte plastique, le ciment, le bois – de préférence usé, vieilli – le verre cassé, fragmenté – la lave, l’ardoise, la pierre, la brique, le papier, la serpillière, la terre – nous voulons dire la céramique, pour créer son univers.

Mais ces matières ont une épaisseur. C’est pourquoi Kopac introduit non seulement dans ses sculptures (la sculpture est l’une de ses activités favorites) la troisième dimension, mais même dans ses tableaux. Pourquoi d’ailleur appeler “tableaux”, sinon par tradition et facilité de langage, ces œuvres tourmentées, ouvragées, où sont enrobés souvent des débris variés? Elles sont déjà, mieux que des reliefs, des sculptures… tandis que les sculptures, historiées, coloriées, sillonnées, ravinées, présentent des surfaces aussi riches que des tableaux. En somme avec Kopac, le peintre (qui ne peint pas ou peu, si l’on use de ce verbe dans l’acception traditionnelle) et le sculpteur (qui sculpte d’une manière toute particulière, parfois simplement par assemblage) sont si bien liés qu’on a affaire tout à la fois, dans les mêmes œuvres, à l’un et à l’autre. C’est là l’une des sources de notre plaisir lorsque nous sommes dans le monde de Kopac, de notre dépaysement aussi.

Mais ce n’est pas par une opération intellectuelle que Kopac est arrivé à user des matériaux dont nous venons de parler – leur nombre peut s’enrichir encore – mais par une élection, un véritable amour. Il faut avoir vu Kopac chercher, trouver, regarder, soupeser, palper, caresser les matières que le hasard et une quête incessante – il vit à ce sujet en éveil perpétuel – lui apportent pour comprendre ce goût violent. On dit volontiers – c’est même un truisme de professeur – que les créateurs qui régénèrent l’art et l’engagent dans des voies nouvelles sont ceux qui reviennent à la nature dans les périodes où peinture et sculpture s’anémient dans la cérébralité (l’art abstrait se meurt d’intelligence); voici un bel exemple à l’appui de cette affirmation, car aimer le matériau, c’est une façon propre à notre époque de retrouver le réel et la vie.

1963, 73 x 54 cm; mixed media on canvas
Visage cendré , 1963

Mais ce matériau, il ne suffit pas à Kopac de le découvrir et de l’admirer. Le travailler, c’est-à-dire le gratter, le coller, le fondre, le touer, le cuire, l’user, le perforer, l’assembler, le colorier; en somme tirer parti de ses innombrables ressources, lui apporter ce qui, malgré sa beauté naturelle lui fait défaut, accentuer, corriger, enrichir ou appauvrir ses singularités, choisir entre cent voies qu’il propose, la meilleure, telle est sa joie. Ce plaisir – mais aussi ce labeur – exige peut-être du goût et parfois même, quoi qu’on puisse en penser, du raffinement, mais, plus sûrement encore, une sorte de divination de la destinée de la matière, des flétrissures, des embellissements que le temps lui ajouterait sous l’action conjuguée des forces physiques et chimiques qui transforment le monde. L’artiste, dans cette conception, ne correspond pas, évidemment, à l’idée qu’on s’est fait de lui jusqu’à une époque très proche. Il n’est plus le traceur d’arabesques, le manieur de pinceaux et de couleurs, l’enjoliveur, dans le style tragique ou aimable, des images de notre vie, ni même des fantasmagories de notre imagination, voire – si l’on pense à l’art abstrait, car ce dernier est intellectuel – des supputations de notre intelligence, mais, plutôt le démiurge qui retrouve, refait, complète les actes de la puissance spirituelle ou matérielle – nous ne voulons pas trancher – qui a créé l’Univers et qui continue à le conduire vers son destin. Notre temps, ambitieux certes, rêve d’un art qui soit pleinement et consciemment métaphysique. Avec Kopac, cette tentative, dans la limite des possibilités d’expressions ouvertes à l’homme, est poussée très loin. La matière, sous sa main, ne devient-elle pas aussi riche de signification que dans la pensée des hommes de science et des philosophes?

1962, 100 x 81 cm; mixed media (tire, oil painting, impasto) on panel
Tortue, 1962

Sur un autre plan, qui peut paraître si on l’examine distraitement, très éloigné de celui du matériau, mais qui ne l’est pas – nous allons le voir – Kopac poursuit une expérience de la même tendance. Les vrais créateurs, d’ailleurs, n’ont pas pour habitude de disperser leurs efforts et ce qui frappe dans leurs œuvres, si diverses soient-elles, c’est toujours la continuité de l’inspiration.

Si Kopac a le culte de la matière, c’est parce que dans son esprit, et plus sûrement dans son cœur, elle est, même lorsque nous la croyons inerte et morte, la vie. En conséquence, Kopac s’efforce dans une série de travaux de surprendre et de saisir, comme en un instantané, cette vie de la matière. Pour ce faire, il tente de la laisser se développer en toute liberté (quoique déjà dans le creuset du four la terre des sculptures travaille selon les lois qui lui sont propres), n’intervenant que pour donner la chiquenaude qui met en mouvement ce que certains se contenteront de nommer le hasard, ce que d’autres identifieront avec les mystérieuses lois ou aventures qui concourent à la transformation de l’univers. Kopac, donc, à l’aide de la gouache, de l’aquarelle, jette des masses de couleur, plie des feuilles et par maintes manipulations légères dont il a le secret et le coup de main fait apparaître des contrées étranges peuplées d’êtres et d’animaux bizarres.

Qu’on ne se méprenne point sur l’usage ici de la gouache et de l’aquarelle; elles sont considérées elles aussi somme des matériaux et préférées uniquement pour leur fluidité, la rapidité de leurs mouvements et de leurs transformations, en bref pour ce que nous appellerons leur “sensibilité à l’événement”. En somme – nous nous permettons d’insister sur cette différence – elles ne sont point les instruments de la volonté rationnelle ni même onirique de l’artiste mais les agents, plus simplement encore les révélateurs de quelque genèse fantastique. Qu’on ne s’égare pas non plus sur le rôle du meneur de jeu: s’il est capital au départ – car mettre le hasard en route n’est point fait facile, il y faut un apprentissage, des dons d’invention, et avant la réussite les essais, les échecs sont nombreux – il s’efface après pour laisser la primauté au travail de la matière, quitte en conclusion, à souligner ce dernier par de légères interventions à la plume ou au pinceau.

Mais comment, pensera-t-on, faire entrer à son tour le dessin dans un tel système de création, système que Kopac bâtit beaucoup plus selon son instinct que selon un plan? L’artiste est-il infidèle à sa recherche lorsqu’il se consacre au noir sur blanc ou lorsqu’il ajoute quelques signes graphiques aux images obtenues par les métamorphoses de la matière ? Il ne le semble pas si l’on tente de pénétrer l’esprit des méthodes qu’emploie Kopac à ces instants.

Elles visent, elles encore, dans ce domaine à une libération; celle de la main. Il s’agit de délivrer cette dernière, non seulement de “l’appris” traditionnel, c’est-à-dire de l’aptitude à exprimer la beauté et l’harmonie telles qu’on peut les concevoir et les aimer après des siècles d’art grec et renaissant, mais encore à la couper de nos habitudes de penser et de sentir, de tout ce que deux millénaires de civilisation rationnelle et chrétienne ont pu ajouter à notre âge, cela, pour l’unir, par-delà la raison et la volonté, par-delà même la sensibilité, aux forces obscures et primitives qui nous habitent et qui sont, on peut l’imaginer, en communion avec la matière qui nous a fait naître autrefois. L’attitude extrême de Kopac consiste à dessiner de la main gauche, celle-ci n’ayant reçu aucune instruction pouvant mieux que la droite capter les mouvements de notre nature. Le moyen est loin de l’intention, insuffisant par rapport à l’ambition dont il est le prétexte, dira-t-on. Pourtant n’y a-t-il pas là un procédé analogue à celui de “ l’écriture automatique”? Et ce procédé ne nous conduit-il pas à une découverte de nous-mêmes que les poètes, et d’autres aussi, car l’art est un bien commun, sauront comprendre et interpréter? Kopac, entre autres choses, ouvre la porte au rêve.

1967, 116 x 89 cm; mixed media on canvas
Nid dans l’arbre I. , 1967

Tentons donc de répondre à cette invite, bien que l’évasion par le langage n’ait jamais la puissance suggestive de celle issue des moyens plastiques car les mots demeurent toujours en deçà des images et, en passant des unes aux autres, il y a fatalement perte d’énergie. Mais auparavant, et justement pour mieux rêver, regardons encore.

La fidélité au monde humain – et dans ce monde nous ferons entrer les bêtes et les plantes – voilà ce qui caractérise tout d’abord les œuvres de Kopac, malgré la hardiesse et la nouveauté des techniques. Certes, le premier coup d’œil ne laisse voir souvent pour les sculptures, que des blocs à peine façonnés, creusés de reliefs sommaires, hérissés parfois de clous, de plumes, de masses grossières pareilles à des appendices; pour les tableaux des surfaces souvent sombres, trahissant l’épaisseur de leur matière – celle-ci comme figée en plein travail – ou bien les combats que se sont livrés les enduits superficiels: vernis, couleurs d’origines diverses, mais bientôt, au regard attentif, apparaissent (quelquefois lentement, à la manière d’un cliché photographique dans le révélateur) des hommes, des femmes, des insectes, des arbres, des herbes, des oiseaux, un bateau, une pirogue, le soleil, que sais-je encore. Mais le regard n’est pas pour autant à l’abri des surprises; s’il patiente, il découvre maints détails réalistes, les humains par exemple s’ornent de chapeaux, de coiffes, de chevelures, de colliers, de bras tendus ou de bec d’oiseaux, de groins, de ventres (l’un d’eux s’achève en une sexe énorme), de poitrines lourdes comme des abdomens si bien qu’il a l’impression de se trouver plongé dans un monde polymorphe où les règnes, les attributs physiologiques et les objets de civilisation sont étrangement mêlés comme pour souligner la dépendance mutuelle de l’homme et de la matière. Et la surprise s’accroît quand l’œil (ou la main, car certaines sculptures sont mobiles et les tableaux invitent au toucher) constate que telle tête a deux faces: elle peut tourner, qu’une femme étend les bras: ce sont des ailes – est-elle chauve-souris? – que tel arbre est couvert d’un réseau de capillaires: est-il humain? – que cette bretonne et sa coiffe font penser à un menhir, que ces oiseaux sont des hommes acrobates, que… mais les personnages de Kopac sont nombreux (nous le répétons: voilà plus de dix ans que l’artiste crée et sa production est déjà abondante), nous ne pouvons au mieux, que choisir quelques-unes de leurs étrangetés.

Regardons, disions-nous, les œuvres de Kopac, avant de nous abandonner aux songeries qu’elles peuvent inspirer. Mais en fait, les regarder, c’était, déjà – la pente que nous avons suivie nous l’apprend –rêver. C’est que l’art de Kopac décrit ou incarne avec une hallucinante précision – le rêve est volontiers exact – les êtres et les paysages qui peuplent l’imagination de l’artiste, et créent un monde singulier. Ce monde, quel est-il ?

L’appeler celui de l’enfance, comme certaines figures de Kopac pourrait nous y inciter, serait le diminuer. Sa signification et son importance ne se réduisent pas à illustrer cette nostalgie du jeune âge, qui habite le cœur de l’homme adulte. L’une et l’autre vont ailleurs et surtout plus loin. Et aurait-il été nécessaire pour animer un thème si simple de créer et d’user de techniques si neuves et si complexes, techniques qui font que Kopac est plus éloigné par ses méthodes de création, mettons de Picasso, que ce dernier ne l’est de Vinci ?

L’esprit humain est si infirme qu’il ne peut comprendre que par rapprochements et comparaisons. Plaçons côte à côte, ainsi que le hasard nous y amena une fois, deux statuettes: l’une de Kopac, “la Bretonne”, l’autre nègre, un haut de bâton rituel figurant une femme. Avec surprise, nous verrons que celle qui se révèle la plus barbare et la plus primitive, c’est “la Bretonne”. Par contraste, l’œuvre nègre contient de la grâce, est harmonieuse au sens que nous avons donné précédemment à ce mot. Cette expérience, qu’il serait possible de renouveler avec d’autres œuvres, met à nu, selon nous, le caractère capital de l’art de Kopac; il est, dans des réussites les plus significatives, et si on le considère dans sa ligne de force, plus barbare que les arts barbares, plus primitif que les arts primitifs, comme si l’artiste, par un prodigieux recul de quelques millénaires, revenait aux sources de l’humanité. Mais quel désir, peut-être obscur, peut pousser Kopac à dépenser les ressources de son intelligence et les dons de son imagination dans la production d’œuvres où la création et l’homme – ce dernier fût-il orné de bijoux, chargé d’objets de culture – apparaissent à peine dégagés de la glaise de la légende? C’est d’abord celui de goûter le charme – au sens étymologique du terme – qui naît de ces œuvres rudimentaires, mais c’est aussi celui de donner une équivalence plastique à l’inquiétude contemporaine. En fait, malgré notre orgueil et notre domination de l’univers physique nous sommes moins sûrs que jamais (moins sûrs qu’un homme de la Renaissance, qu’un Bantou ou qu’un Dogon) de nos fins dernières et nous n’ignorons plus que nous sommes les prisonniers de la matière.

“Une technique est une métaphysique” a dit un philosophe contemporain. Par son usage du matériau, Kopac montre la condition humaine telle qu’elle apparaît à l’homme du XX siècle.