Jean Dubuffet sur Slavko Kopac

Jean Dubuffet (à gauche) et Slavko Kopac (à droite)

Comme mes propres travaux ceux de Kopac tournent le dos à l’art institutionnel. Il se refuse à emprunter rien à l’intellectualisme culturel. Il a pris entièrement le parti de la brûlante spiritualité sauvage. Il n’a quête que de l’innocence, de l’invention pure. Son art cependant est extrêmement contrôlé et raffiné. C’est le très précieux raffinement barbare qui, à partir des évocations les plus simples, les plus pauvres et en n’y mettant en œuvre aussi que les moyens les plus rudimentaires, atteint dans son expression une intensité que les productions académiques ne connaissent plus. Nous nous sommes rencontrés Kopac et moi quand il est arrivé à Paris il y a plus de trente ans. Son art était alors déjà constitué tel qu’il est demeuré; ses positions déjà fortement prises n’ont plus dans la suite varié. De mes propres peintures, qui procédaient de visées similaires, il ne connaissait alors rien, non plus que moi des siennes. Nos aspirations communes nous ont rapprochés, elles ont fondé notre solide amitié. J’affectionne beaucoup ses ouvrages, ils me donnent vive émotion et admiration.

JEAN DUBUFFET lettre du 6 janvier 1981.

Jean Dubuffet ; Prospectus et tous écrits suivants III, Galimard 1995., p. 267

Compagne de l’Art Brut; Notice – Foyer de l’Art Brut, Paris 1948

L’art de Slavko Kopac est fortement original; je ne connais aucun autre qui lui ressemble. A travers des moyens d’expression très diversement renouvelés – empruntant selon les époques toutes sortes de matériaux imprévus, et les utilisant de manière plus imprévue encore – il s’est maintenu avec une frappante constance, tout au long de ses développements, dans sa voie très particulière, son statut si unique. Un art étonnamment inventif, étonnamment poétique. Si on veut lui trouver des apparentements il faudra les chercher non pas dans les créations culturelles de notre temps ni dans nos traditions classiques mais dans des productions radicalement étrangères au monde gréco-latin comme celles des Scythes ou de ces nordiques de haute époque que nos historiens qualifient de barbares. Œuvres qui ne sont pourtant pas du tout barbares, au sens dépréciatif, que les Latins donnent à ce mot, mais qui, tout à l’opposé, procèdent d’une spiritualité exacerbée et d’un extrême raffinement, comme il en est pareillement de l’art de Kopač. Il serait cependant tout à fait faux de parler, en ce qui le concerne, d’archaïsme. C’est au contraire un art immédiatement branché sur les spectacles que nous offre notre vie quotidienne, avec une préférence pour les objetsles plus banaux, les plus couramment usuels. Si usuels qu’ils échappent couramment à notre regard, nous ne les voyons plus. Mais Kopač les voit avec intensité.

Il les éclaire d’une vive lumière. Il nous les révèle, dans la forme de lyriques idéogrammes puissamment chargés de pensée et d’amour. Il affectionne de donner pour thèmes à ses ouvrages des sujets très simples, on dirait bien très pauvres. Il est manifestement épris de simplicité et de pauvreté. Sa joie – et il en fait la nôtre – est de doter les choses misérables d’impressionnant prestige, les porter sur un plan transcendé où tous objets qui soient se voient emportés mêmement par un grand vent cosmique, le grand vent qui s’élève des élaborations mentales. C’est un art de haute gravité. De brûlante ferveur aussi, mais contenue, réservée, très déférente, et où jamais ne se mêle aucune mièvrerie. Toujours au contraire sur le plan imposant d’un cérémonial de haute révérence. Après cela dansant d’un pas merveilleusement allègre comme derviche en transe.

Il faut maintenant parler des moyens – picturaux – auxquels font recours les œuvres de Kopač et que, étant peintre moi-même, j’admire fortement. Là aussi il affectionne le dépouillement. C’est à la faveur de recours économes (mais très imprévus et ingénieux) que ses peintures ont un effet si commotionnant. Ses interventions sont mesurées, animées d’une allure qu’on dirait comme bâclée et avec une bonne part d’accidents apparemment dus au hasard. Mais c’est alors un hasard où s’engouffre le souffle de la vie. Tout cela cependant étroitement contrôlé, conduit avec une sûreté qui me comble d’étonnement. Pas de reprises, pas de corrections, tout paraissant venu d’un premier jet, dans une hâtive improvisation prodigieusement chanceuse.

Reste à mentionner son comportement social si exemplaire. Sa position de retrait total des circuits artistiques professionnels, son mépris des profits pécuniaires et des promotions, son entêtement à vivre solitaire et reclus. Il rejoint en cela les auteurs des œuvres recueillies par la Collection de l’Art Brut et qu’il a si chaudement aimées.

Jean Dubuffet, texte du 14 novembre 1982,  Prospectus et tous écrits suivants, t. III, Paris, Gallimard, 1995, p.267-268

Slavko Kopac, Michel Thévoz et Jean Dubuffet à la Collection de l’Art Brut, février 1976